LE DROIT DE GRÂCE

        
          Du latin « gracia », la grâce est une faveur que l’on fait sans y être obligé ; une bonne disposition ou encore une bienveillance. Pour les théologiens, elle est un secours divin, un don surnaturel que Dieu accorde en vue du salut. Cependant, quand elle est empruntée de la linguistique par la science juridique (c’est d’ailleurs l’aspect juridique de cette notion qui retiendra notre attention tout le long de cette réflexion), la grâce devient un acte (juridique) de clémence par lequel un chef d’Etat décide souverainement de dispenser totalement ou partiellement un condamné (dans son Etat) de l’exécution de sa peine. Autrement dit, dans ce cas, la grâce est une dispense partielle ou totale d’exécution d’une peine ou une commutation (remplacement) d’une peine par une autre plus légère, par mesure de clémence.
          Si l’on fait remonter l’origine de la « grâce » à la naissance des premiers contrats sociaux (conformément à la thèse du Contrat social défendue par Jean-Jacques Rousseau en 1762), le droit de grâce naîtrait avec l’apparition des premiers gouvernements. Toutefois, s’il faut exclure le conditionnel pour  ne s’en tenir qu’aux événements certains, nous affirmerons que les preuves de l’existence du droit de grâce ont été retrouvées sous l’Ancien régime français (1515-1789). Il sera néanmoins hasardeux d’affirmer- sans preuve supplémentaire-  que cette prérogative est née en France. En réalité, elle ne serait pas inconnue de plusieurs royaume et empire avant même l’avènement de la première  mondialisation en 1870. C’est dire que le droit de grâce est un droit qui ressemble fort bien à un droit naturel des souverains d’antan (rois, empereurs,….) quelle qu’en soit leur situation géographique (Afrique, Amérique, Asie, Europe,…). D’ailleurs cette thèse (l’existence très ancienne de la grâce) est corroborée par les Saintes écritures bibliques (Matthieu 27 : 16-26 / Marc 15 : 7-15/ Luc 23 : 17-25) qui nous relatent de forte et belle manière l’exercice du droit de grâce par un représentant du souverain de Rome en Palestine: Ponce Pilate. En effet, elles décrivent la libération d’un repris de justice (Barrabas) au détriment d’une autre personne (Jésus de Nazareth). Ce récit qui habituellement peut être rangée dans la catégorie des mythes religieux peut servir dans un travail scientifique comme le nôtre, (depuis la récente découverte des manuscrits de la Mer morte datée de près de deux mille ans et relatifs aux récits des Évangiles), ne serait-ce que pour démontrer l’origine très ancienne du droit de grâce. 
           Très souvent, la grâce est confondue malencontreusement à une autre notion qui lui est voisine : l’amnistie. En vérité, il existe, sous certains angles, un fossé entre ces deux notions. La grâce est un acte du pouvoir exécutif (un décret, le seul qui n’est pas publié au Journal Officiel) tandis que l’amnistie émane du pouvoir législatif (elle est donc une loi). De plus, dans leur effet, l’amnistie, est un pardon général, un oubli total des crimes dans un but de « réconciliation nationale » alors que la grâce absout son bénéficiaire de la peine sans pour autant l’effacer.
          Il convient de se demander, dans l’optique de mieux la cerner, que retenir de la grâce.
         L’analyse révèle que la grâce est une pratique établie et encadrée quoique sujette à polémique. Voilà pourquoi les controverses dont elle est l’objet seront abordées (II) à la suite de la partie consacrée à son institution (I).

I-                   Le droit de  grâce, une pratique instituée

     Il existe aujourd’hui un véritable encadrement du droit de grâce (B) du fait qu’il est passé de l’informel au formel (A).

A-    De l’informel au formel

Constitutionnalisé de nos jours (2), le droit de grâce a incontestablement une origine coutumière (1).

1-      L’origine coutumière du droit de grâce

L’exercice du droit de grâce est une tradition très ancienne, héritée de la période glorieuse des monarchies. En effet, même si l’on ne sait avec exactitude à quand remonte la naissance de ce droit, il est quand même certain qu’il est connu des sujets ayant vécu dans lesdites monarchies très anciennes. D’ailleurs, à voir de près, ce droit (celui de grâce) sied plus aux gouvernants-souverains du passé qu’aux gouvernants-modernes, bien évidemment, d’aujourd’hui ; puisque l’exercice de ce pouvoir ressemble plus à un absolutisme, un « fait du Prince » qu’à un acte démocratique en phase avec les grandes tendances du monde libérale actuel. On peut aisément affirmer que c’est une pratique qui, tant bien que mal, a traversé le temps et mieux, se trouve conférer une valeur constitutionnelle dans la plupart des États modernes.

2-      La constitutionnalisation du droit de grâce

Le droit de grâce n’a pas échappé à la fièvre de constitutionnalisation qu’a connue le siècle des Lumières (1715-1789). En effet, la plus ancienne constitution encore en vigueur, celle des  États-Unis d’Amérique énonce à l’alinéa premier de la section 2 de son article 2 que : « Le Président […] aura le pouvoir d’accorder des sursis et des grâces pour crimes contre les États-Unis, sauf dans le cas d’impeachment ». Vu que cette constitution américaine, adoptée en 1787, et ratifiée en 1788, nous pouvons affirmer avec assurance qu’aux États-Unis, le droit de grâce a été élevé au rang constitutionnel en 1788.
Sous la Vème République en France, le droit de grâce a aussi une valeur constitutionnelle. Présent dès 1958, l’article 17 de la Constitution française révisée en 2008 dispose que « Le Président de la République a le droit de faire grâce à titre individuel. ».
Loin d’être le propre du monde occidental, cette pratique est aussi constitutionnalisée dans les pays africains. Tel est le cas du Togo où l’article 73 dispose que « Le Président de la République exerce le droit de grâce après avis du Conseil Supérieur de la Magistrature. ».
De nos jours, le droit de grâce, cette pratique constitutionnalisée est encadrée.

B-    L’encadrement juridique du droit de grâce

Les conditions d’exercice(1) et les effets (2) du droit de grâce seront tour à tour abordés.

1-      Les conditions d’exercice du droit de grâce

Le droit de grâce, en fonction du régime politique de chaque pays, appartient soit au Président ou soit au Roi.
Dans la plupart des États, ce droit appartient exclusivement au Chef de l’État. Dans les États-fédérés (comme aux États-Unis, l’Allemagne,…) le Chef de l’État fédéral partage cette prérogative avec les Chefs des entités fédérées. La question du titulaire de ce droit élucidé, il convient d’aborder celle des conditions d’exercice.
En réalité, le droit de grâce ne peut être exercé que lorsque les recours judiciaires sont épuisés. Voilà pourquoi il est surnommé le recours de la dernière chance. On en déduit que nul ne peut être gracié pour une affaire toujours en instance judiciaire. Outre cette exigence ayant un caractère quasi général, il y a, en fonction des pays, des spécificités. C’est le cas en France où depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, le Président de la République n’a plus le droit de gracier collectivement. Ce droit, en l’état actuel du droit constitutionnel français, ne peut donc être accordé qu’à titre individuel.
La dernière grande condition est celle relative au crime ou délit commis par la personne à gracier. Pour user du droit de grâce, le titulaire doit s’assurer que la sanction infligée à celui/celle qu’on veut gracier est judiciaire et non administrative. Il est à souligner que quelque soit la peine judiciaire, un condamné peut bénéficier du droit de grâce.
Cela dit, il convient de signaler que le droit de grâce relève des pouvoirs discrétionnaires de son titulaire. C’est dire que le Chef de l’État est libre de gracier ou de refuser de gracier. Dans les deux cas, il n’est pas tenu de justifier son choix.
Au demeurant, notons que la grâce peut être sollicitée par le condamné, sa famille, ses proches, une association ou le procureur de la République. Cependant, même accordée par l’autorité compétente, un condamné a le droit de refuser la grâce (à lui accordée). Tel fut le cas en France où Guillaume Seznec (condamné pour meurtre en 1924)  a refusé une grâce présidentielle en 1933.

2-      Les effets du droit de grâce

Si elle n’est pas refusée par celui/celle à qui elle est accordée, la grâce (présidentielle ou royale) dispense totalement ou partiellement un condamné de l’exécution de sa peine quelle qu’en soit la lourdeur de celle-ci. C’est pour cela qu’on affirme que la grâce est une mesure de clémence qui supprime ou modère la peine qu’un condamné aurait dû subir. Cependant, contrairement à l’amnistie, la grâce ne fait pas disparaître la condamnation du casier judiciaire du condamné.
Malgré sa constitutionnalisation, le droit de grâce demeure un privilège régalien contesté.

II-                La grâce, une pratique controversée 

Malgré les arguments avancés par ceux qui contestent le bien fondé du droit de grâce de nos jours (A), d’autres  trouvent des vertus à cette prérogative (B).

A-    La thèse des pourfendeurs du droit de grâce 

Le principe de la séparation des pouvoirs (1) et l’égalité des citoyens devant la loi (2) sont convoqués par les pourfendeurs du droit de grâce.

1-      Le droit de grâce, une estocade au principe de la séparation des pouvoir

L’argument majeur qu’avance ceux qui contestent l’existence du droit de grâce dans la démocratie moderne telle qu’on les a aujourd’hui est l’estocade qu’il porterait, à l’indépendance de la justice et par ricochet, au principe de la séparation des pouvoirs.
En réalité, amorcé par des brillants auteurs tels qu’Aristote, John Locke et Marcel de Padou, la paternité du principe de la séparation du pouvoir est attribué au bordelais Charles Louis de SECONDAT alias Charles de MONTESQUIEU.
Ce principe prône une séparation horizontale des pouvoirs dans l’État donnant ainsi naissance aux pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (il convient de dire juridictionnelle de nos jours).
A travers l’exercice du droit de grâce, selon ces penseurs, on assiste à l’immixtion de l’exécutif dans le judiciaire. Selon eux, la possibilité d’enfermer, de condamner et de libérer doit appartenir exclusivement aux juges (pouvoir juridictionnel). Or par le sésame du droit de grâce, l’exécutif opère une pénétration dans la sphère du juridictionnelle d’où la nécessité de mettre à mort ce droit.

2-      La rupture de l’égalité des citoyens devant la loi 

Leur second argument est l’injustice que créerait le droit de grâce. En effet, ils estiment, en s’appuyant sur le principe d’égalité des citoyens devant la loi, que cette prérogative est contraire aux textes juridiques (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et plusieurs constitutions) qui consacrent l’égalité des citoyens au sein de l’État. La grâce présidentielle accordée à Paul TOUVIER, ancien chef de la milice lyonnaise sous l’occupation, a apporté du grain à moudre aux pourfendeurs de cette prérogative. Selon eux, cela dénote du caractère archaïque de cette prérogative qui n’est plus en phase avec les exigences de la démocratie telle que pensée dans le monde actuel. D’ailleurs le mécontentement populaire qu’a suscité ce triste usage  de ce droit (la grâce) par le président Georges POMPIDOU en 1971 (affaire Paul TOUVIER précitée) a fait dire à plusieurs que  cette prérogative est tout simplement anachronique.

B-    La thèse des défenseurs du droit de grâce

Le droit de grâce est nécessaire (1) et très salutaire en cas d’erreur judiciaire (2).

1-      La grâce, un droit régalien nécessaire

Dans certaines situations difficiles, il arrive que les victimes aient recours au crime de façon volontaire ou involontaire pour se libérer de leurs agresseurs. Tant que leurs actes ne répondent pas aux critères de la légitime défense, ces victimes sont traitées conformément à la rigueur de la loi. La grâce, dans ces cas, joue un rôle réparateur.
L’émouvante grâce accordée en 1996 à Véronique AKOBE (en France) par le Président Jacques CHIRAC en est une parfaite illustration. En vérité, cette domestique ivoirienne est condamnée à vingt (20) ans de prison en 1990 pour avoir grièvement blessé son patron et tué le fils de celui-ci. Or il s’est révélé durant les interrogatoires que dame Véronique AKOBE fut sauvagement violentée sexuellement par son patron et le fils de celui-ci sans que la dame n’est la possibilité d’opposer son refus. Par ailleurs, ces sévices sexuels ont eu lieu à plusieurs reprises jusqu’à ce que exaspérée, dame AKOBE ne réagisse (certes illégalement). Sa condamnation fut perçue par l’opinion publique comme étant un couteau remué dans sa plaie, une injustice. C’est donc tout logiquement que le public a accueilli cette annonce avec beaucoup de soulagement.
Tout récemment, ce fut la réconfortante et médiatisée grâce accordée par le Président François HOLLANDE à dame Jacqueline SAUVAGE ( le 31 janvier 2016) qui a soulagé l’opinion publique française et internationale.
La grâce peut être aussi accordée pour des raisons médicales (le cas du général TIDJANI au Togo) ou dans un but d’ « apaisement politique » comme ce fut le cas le 29 novembre 2017 au Togo avec la libération du Dr SAMA, secrétaire général d’un parti politique de l’opposition. 

2-      La grâce, un droit salutaire en cas d’erreur judiciaire.

Tant que les juges resteront des humains, il arrivera toujours des erreurs judiciaires. En réalité, une erreur judiciaire est une « erreur de fait commise par une juridiction de jugement dans son appréciation de la culpabilité d’une personne poursuivie » (Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, 2005, p.363). On peut déduire de cette définition que pour qu’on puisse reconnaître l’existence d’une erreur judiciaire, il faut qu’une juridiction, qui a eu connaissance de l’affaire puisse déceler cette erreur et la neutraliser. C’est donc l’autorité judiciaire elle-même qui reconnaît l’existence d’une erreur judiciaire (En France, la justice a reconnu onze erreurs judiciaires depuis 1945.).
 Donc, s’il n’y a pas eu reconnaissance par la justice de sa propre erreur, aucun procès en révision ne peut aboutir quelle qu’en soit la preuve apportée par le condamné. La grâce devient, dans cette situation, ce précieux sésame par lequel ces injustices peuvent être corrigées. L’illustration parfaite nous vient de l’Etat de l’Illinois où le gouverneur George Ryan a gracié des condamnés à des peines de mort puisqu’il était évident aux yeux de tous que leur responsabilité  n’était pas suffisamment prouvée. Tout porte à croire que pour bien de temps encore, le droit de grâce restera debout !


© Abel KLUSSEY, juriste et politologue

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